Archéomafia : quand le crime organisé s’empare du marché de l’art
- connaitrelamafiasc
- 26 mars
- 4 min de lecture
par Chloé Leclerc
La nuit du 17 octobre 1969 reste un mystère du monde de l’art. L’oratoire San Lorenzo de Palerme perd ce soir-là La Nativité avec saint François et saint Laurent de Caravage, découpée de son cadre à coups de couteau. L'œuvre, estimée à vingt millions de dollars, semble être la victime de l'organisation mafieuse sicilienne Cosa Nostra, qui, à défaut d’utiliser sa lame contre un rival, s’est tournée vers une œuvre d’art. Alors que le sort du tableau de Caravage demeure un mystère, les spéculations le concernant ne manquent pas. Tandis que certains affirment qu’il est caché dans un grenier, d’autres le voient dévoré par des rats ou vendu sur le marché noir. Surprenant, cet épisode n’est pourtant pas un cas isolé, mais révèle bel et bien la réalité obscure qui compromet le marché de l’art.
Un marché sous tension
Le marché de l’art repose sur des critères subjectifs pour évaluer la valeur des œuvres, avec une opacité qui favorise non seulement la spéculation, mais aussi les activités criminelles. Lorsque les biens culturels tombent entre de mauvaises mains, ils deviennent des marchandises de choix pour une économie parallèle estimée à six milliards d’euros par an.
Un bien culturel n’est pas un objet banal, tant il porte en lui une mémoire, un héritage. S’il n’existe pas de définition universelle, l’UNESCO tente d’établir un cadre commun, en disant qu’un bien culturel est un témoin de notre passé, qu’il s’agisse d’archéologie, d’histoire, d’art ou de science.
Mais lorsque l’appât du gain prime sur la préservation du patrimoine, les œuvres deviennent des cibles pour les organisations criminelles.
Archéoma-quoi ?
L'existence de liens entre les réseaux mafieux et le trafic de biens culturels n’est pas une évidence absolue, mais le phénomène est pourtant bien réel. On parle d’“archéomafia”, un mot-valise, pour désigner les organisations criminelles impliquées dans le commerce illicite de biens culturels. Le terme apparaît pour la première fois en 1999 dans un rapport de l’association environnementale italienne Legambiente, qui dénonçait la dégradation et le pillage de la villa Romana del Casale, un site antique de Sicile classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Dès l’année suivante, Legambiente intègre l’archéomafia dans son rapport annuel sur les ecomafias, documentant ainsi les connexions entre criminalité organisée et atteintes au patrimoine.
L'Italie, épicentre du phénomène
L’Italie, véritable musée à ciel ouvert, est particulièrement vulnérable au trafic d’antiquités. Les terres italiennes regorgent de vestiges de civilisations passées, que ce soit romaines, grecques, étrusques ou normandes. Ce patrimoine exceptionnel cohabite avec un crime organisé bien ancré, faisant du pays un terrain idéal pour l’archéomafia.
Des organisations criminelles puissantes, comme la Camorra, la ’Ndrangheta et Cosa Nostra, ont su exploiter ce trafic, en mettant en place des réseaux spécialisés dans le vol, le recel et l’exportation clandestine de biens culturels. Les cent dix-neuf tableaux, dont des œuvres de grande valeur, confisqués en 2012 par la justice italienne à Giacchino Campolo, figure de la ’Ndrangheta, en témoignent, de même que les deux Van Gogh volés en 2002 au musée Van Gogh d’Amsterdam, retrouvés chez un parrain de la Camorra en 2016.
Le concept d’archéomafia, bien que né en Italie, dépasse aujourd’hui largement ses frontières.
Pourquoi la mafia s'intéresse à l'art ?
Depuis des décennies, les organisations criminelles exploitent le patrimoine comme un moyen de blanchiment et de financement de leurs activités illégales. Le trafic d’œuvres d'art leur permet non seulement de détourner des fonds, de les blanchir, mais aussi d'étendre leur pouvoir et d'influencer les marchés mondiaux.
Des enquêtes ont révélé des liens entre la 'Ndrangheta et la Camorra avec le groupe terroriste Daech, qui après avoir pillé des sites archéologiques en Libye, envoyait des artefacts en Europe via lesdits réseaux mafieux. Les objets étaient ensuite utilisés pour financer diverses activités criminelles, échangés contre de l'argent, des armes ou de la drogue. Ce type de commerce de biens culturels s'inscrit dans une dynamique de domination. Selon le juriste italien Paolo Giorgio Ferri, mafias et groupes terroristes exploitent le patrimoine archéologique pour renforcer leur emprise sur les communautés avoisinantes et exercer un véritable chantage sur ces dernières. Les criminels jouent sur l'attachement des habitants à leur héritage pour les utiliser à leurs fins.
Mais l’art n’est pas seulement un moyen d'enrichissement pour les mafias, il devient parfois un instrument de pression. En 1993, Cosa Nostra a ciblé des sites culturels italiens dans un acte de violence symbolique. L’attentat de la via dei Georgofili à Florence, où la Galerie des Offices a été dévastée, en est un exemple frappant. En détruisant des œuvres d'art, les mafieux affirment leur pouvoir et cherchent à intimider les institutions étatiques.
Les biens culturels deviennent aux yeux des mafieux de simples objets de valeur marchande, réduits à une monnaie d’échange, ou bien à un moyen de pression, dans leurs réseaux criminels.
Une réponse italienne contre l'archéomafia
Face à l’ampleur du trafic de biens culturels et à l’implication des réseaux mafieux, l’Italie a développé une législation avancée et des dispositifs de lutte spécifiques.
L’un des piliers de cette stratégie est le Comando Carabinieri per la Tutela del Patrimonio Culturale (TPC), une unité créée en 1969 et spécialisée dans la protection du patrimoine culturel. Collaborant avec Interpol et l’UNESCO, le TPC traque les objets volés, remonte les filières criminelles et sensibilise les institutions culturelles. Grâce à une base de données recensant des millions d’œuvres dérobées, il a permis de retrouver et restituer de nombreux biens culturels.
Si l’Italie a structuré une réponse face à l’archéomafia, la coopération internationale reste cruciale pour endiguer un fléau qui dépasse largement ses frontières et alimente un marché noir en pleine expansion.
Bibliographie :
Brun, Y. (2024) . Le trafic illicite d’œuvres d’art. Questions internationales, N° 125-126(3-4), 46-49. Le trafic illicite d’œuvres d’art.
Vassy, L. (2024) . Marché de l’art et compliance : le syncrétisme de l’opacité et de la transparence. Culture compliance, n° 10(1), 12-15. Marché de l’art et compliance : le syncrétisme de l’opacité et de la transparence.
Ficco, Marino. « Archéomafias : le crime organisé contre le patrimoine ». Les nouvelles de l’archéologie, no 171, juin 2023, p. 62‑68. Archéomafias : le crime organisé contre le patrimoine
Le Caravage volé, la mafia et le bout de tableau coupé. 24 septembre 2019. Le Monde, Le Caravage volé, la mafia et le bout de tableau coupé
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